L’HISTOIRE : Nella Rogers est une jeune New-yorkaise Afro-américaine qui travaille dans l’édition en tant qu’assistante. Elle soupire régulièrement face au manque d’inclusion et de diversité dans ce milieu, jusqu’au jour où ses responsables embauchent une autre fille Noire. Au lieu de se sentir heureuse et moins seule au travail, Nella va commencer à se sentir menacée…
Nous sommes nombreuses à avoir connu ce sentiment, vous savez, celui de trouver cette autre personne, cette alliée, que ce soit à la cantine de l’école, à la bibliothèque universitaire, en résidence étudiante ou encore au bureau; cette autre personne qui va nous comprendre, à cause de ce que nous traversons au quotidien, qui veut être notre amie et qui peut rendre notre vie un plus facile, grâce à ses regards, sa bienveillance, ses rires et des messages de soutien.
Dès que l’on démarre la lecture de ce roman, on comprend que Nella Rogers veut cette autre personne dans sa vie professionnelle avec un détail supplémentaire : Nella est Noire et travaille dans un espace entièrement blanc de la société d’édition « Wagner Books » à Manhattan. Elle aimerait avoir le soutien d’une autre jeune femme Noire comme collègue, vous savez, quelqu’un avec qui elle pourrait partager toutes les pressions que subissent les personnes Noires dans le monde du travail, et en particulier dans des secteurs comme le sien, l’édition, qui ont longtemps fonctionné comme des « country clubs » de facto, où règnent les privilèges de classe, le népotisme et un sectarisme profondément ancré.
Un jour, Nella sent une nouvelle odeur pas loin de son box, cette odeur lui semble familière car c’est celle de sa crème de soin pour cheveux. Nella se dit intérieurement ceci: soit l’une de ses collègues blanches a commencé à utiliser une pommade de Brown Buttah, ce qui est quasiment impossible, soit une autre fille Noire était dans les parages du 13ème étage.
Nella finit par apprendre avec enthousiasme que ce parfum était aussi celui d’une autre fille Noire, nommée Hazel-May McCall, qui venait tout juste d’être engagée comme nouvelle assistante d’édition. Nella allait donc ENFIN avoir une collègue Noire sur laquelle elle pourra s’appuyer pour faire face aux pressions qu’elle ressentait dans son milieu professionnel, une alliée avec qui prendre des pauses thé et peut-être même apprendre et obtenir une promotion.
C’est du moins ce qu’elle croyait…
J’imagine que vous avez devinez ce qui se passe ensuite, car malheureusement toutes les autres femmes Noires ne sont pas nos amies.
Hazel-May ne partage pas du tout le désir de Nella d’avoir une collègue de bureau proche et compréhensive. Hazel est là pour se mettre en avant, afin de briller et gagner toute seule. D’ailleurs, Nella pensait que son look faisait très « Erykah-meets-Issa ». Hazel était tellement concentrée sur ses propres objectifs qu’avant même que Nella puisse dire « beurre de cacao », Hazel l’avait déjà devancée sur la lecture d’un manuscrit qu’elle avait analysé à sa place en passant de longues séances à huis clos dans le bureau de son éditrice.
Bref, Hazel prenait de plus en plus de place dans l’espace professionnel de Nella, qui commençait à perdre confiance en elle. L’intrigue se concentre sur Nella qui tente de cacher son amertume et ses revendications sous un vernis ultra-lisse et sur cette Hazel-May, cette nouvelle fille Noire qu’on aime détester, car au-delà de son charme et de son attitude parfaite, on se demande ce qu’elle cache.
« A quand remontait la dernière fois que Nella s’était sentie libre ?
Vraiment, complètement, entièrement libre ?
Elle ne s’en souvenait pas. »
Pendant ce temps, certains chapitres semblent surgir de nulle part car ils nous font revenir dans les années 70, mais il s’agit, en réalité, d’éléments d’épaississement de l’intrigue, de dispositifs qui vont finalement faire sortir « Black Girl » du domaine du « livre de chevet » pour l’amener vers un tout autre genre littéraire, et finalement vers une sorte de brillance triste et entièrement méritée. Nous sommes dans un vrai thriller sournois, où la pression monte peu à peu et étouffe l’héroïne.
On se demande si Nella est réellement en danger ou si elle est parano. On hésite et on retient notre souffle. Certaines critiques ont évoqué le dispositif qui relie Nella et Hazel à leurs homologues plus âgées, Kendra et Diana, Kendra ayant été l’éditrice de sa meilleure amie Diana sur un roman intitulé « Burning Heart » qui a catapulté ces deux femmes Noires vers la gloire mais a également créé un profond schisme entre elles.
À mesure que les chemins de Nella et d’Hazel divergent, ces chemins pourraient aussi bien être clairement marqués par le succès et l’authenticité:
- Si tu choisis la voie du succès, en tant que jeune femme Noire, tu pourrais te retrouver à sublimer ton véritable toi, pas seulement ton propre style et tes goûts, mais les idées et les principes qui t’animent ; ou alors
- Si tu choisis la voie de l’authenticité, en tant que jeune femme Noire, tu resteras fidèle à ton identité, mais tu pourrais ne jamais t’asseoir dans le grand bureau d’angle, car tu risquerais de causer trop de frictions en cours de route.
EN CONCLUSION : Que doit faire une jeune femme Noire ? C’est la question importante et politique, qui est à la base de « Black Girl ».
Contrairement à de nombreux romans sur la vie contemporaine des personnes Noires américaines qui célèbrent les classes supérieures afro-américaines de longue date, le livre de Zakiya Dalila Harris n’hésite pas à dénoncer les distinctions patriarcales sur lesquelles reposent également ces classes supérieures.
Nella sait que son éducation confortable mais ennuyeuse issue de la classe moyenne ne lui offre pas les mêmes avantages que le milieu plus défavorisé d’Hazel. Et ce n’est pas parce que ces deux femmes sont toutes les deux Noires qu’elles sont semblables à tous les autres égards, un point que l’auteure, qui est une jeune femme Noire, ne devrait pas avoir à faire, mais qu’elle doit quand même faire, dans un monde où l’une ou l’autre pourrait encore être appelée « l’autre fille noire » du bureau.
En fin de compte, le mot « fille » est peut-être tout aussi important que le mot « Noir ».
L’une des meilleures scènes de « Black Girl » se déroule dans un salon, avec des dizaines de femmes d’âges différents qui essaient de nouvelles coiffures. Ce n’est pas un hasard si l’idée maîtresse du livre est liée aux cheveux, cette préoccupation de longue date de beaucoup de femmes.
A PROPOS DE L’AUTEURE : Zakiha Dalila Harris, qui a vendu son manuscrit alors qu’elle travaillait encore comme assistante éditoriale chez Alfred A. Knopf, Publishers, à Manhattan, a beaucoup à dire sur ce que signifie être une femme sur le lieu de travail, et sur l’erreur qu’il y a à qualifier les femmes de « filles ».
Zakiya Dalila Harris fait son entrée en tant qu’auteure avec un style singulier. Son premier roman est juste brillant et incisif sur le manque de diversité dans le monde du travail et sur le racisme latent et quotidien dont font preuve beaucoup de personnes sans s’en rendre compte.
« Black Girl » est une peinture féroce et sans concession du milieu de l’édition américaine, où les salaires stagnent et les possibilités de progression dépendent de la valse de départs à la retraite, voire des décès des personnes seniors de l’entreprise. Le seul avantage ? Une bonne mutuelle. Ça ne vend pas du rêve…
« Black Girl » est un roman qu’on dévore jusqu’à une fin déstabilisante et frappante, qui donne envie de relire le roman tout entier à la recherche de ce qu’on a pu louper en chemin.
Ce que fera l’auteure ensuite pourra sembler plus discret, mais restons attentifs car ce sera brillant!
Black Girl de Zakiya Dalila Harris, paru le 2 février 2022 aux Éditions Calmann-Lévy.
Et vous? Avez-vous lu « Black Girl » ou « The Other Black Girl » en anglais?