Bonjour tout le monde!
J’espère que vous allez bien. Je viens tout juste de terminer un roman exceptionnel qui s’appelle « PASSING » de l’auteure afro-américaine Nella Larsen. Je préfère utiliser le titre original de « PASSING » au titre de la version française: « CLAIR-OBSCUR ». On reviendra plus tard sur la problématique des traductions de certains romans.
RESUME:
C’est un roman publié en 1929 qui s’inscrit dans la tradition des « passing novels » et de la tragédie mulâtre. Il révèle également une grande qualité d’écriture. Thriller psychologique sur fond de tragédie antique, Nella Larsen nous plonge dans le Harlem bourgeois des années 1920.
Femmes Noires à la peau très pâle, les amies Irene Redfield et Claire Kendry sont réunies par hasard, après douze ans de séparation. Alors qu’Irene prend part à diverses activités pour la promotion des droits des Noir.e.s et dit assumer sa négritude, tout en profitant à l’occasion des avantages que lui confère son teint pâle, Claire a choisi de passer pour une femme blanche et a épousé un homme blanc raciste, John Bellew, qui ignore tout de ses origines et la surnomme « Neg ».
Le lien houleux qui unit les deux femmes, relevant à la fois de la répulsion et d’une profonde attirance, devient d’autant plus problématique lorsque Claire exprime le désir de renouer avec la communauté noire et de participer aux événements mondains qu’Irene organise ou fréquente elle-même.
Récit d’un entre-deux races, récit nerveux et pourtant contenu, poli, « PASSING » propose une fascinante réflexion sur les aléas de l’appartenance raciale : Comment jouer à la fois les dominants et les dominés? Comment incarner la traversée d’une identité à l’autre?
Du reste, la tension qui anime les deux protagonistes atteint son point culminant dans la défenestration de Claire, aucun indice ne permettant de savoir hors de tout doute si la jeune femme s’est suicidée ou si Irene l’a assassinée.
LES PERSONNAGES PRINCIPAUX:
Claire et Irene sont deux femmes « light skin » qui possèdent une complexion claire. En effet, leur teint très clair leur permet à toutes les deux de bénéficier du « light skin privilege » en se faisant passer pour des femmes blanches, comme des Européennes à la peau mate.
Irene a fait le choix de revendiquer son identité noire et d’agir pour sa communauté : Son mariage avec Brian, un homme Noir bien dans sa peau qui, en aucun cas, souhaiterait « passer » pour un homme Blanc et le fait d’être maman de deux garçons Junior et Ted, dont l’un a la peau foncée. Tout ceci fait d’elle une mère de famille respectable qui tient à sa vie bien rangée. Elle côtoie le gratin des cercles intellectuels de Harlem et mène une vie de femme installée et bourgeoise. Sa vie est toute tracée dans les limites qui lui sont imposées, sans danger.
Pour autant Irene est-elle vraiment plus intègre que Claire la femme fatale ? Ne cherche-t-elle pas, au fond, à préserver les apparences, en sacrifiant tout à la sécurité et à la routine, déterminée à faire le bonheur de sa famille sans vraiment penser à elle-même ?
Claire, dont le prénom est suffisamment symbolique est une femme inquiète et troublée dont la vie peut basculer à tout moment. Moralement, elle est critiquable car elle a fait le choix de « passer » de l’autre côté, elle ment et trompe son monde, à commencer par son époux raciste John Bellew et elle embarque même ses amies d’enfance dans ses mensonges.
On peut condamner Claire, qui pour « passer » a accepté des compromis qui la déchirent mais elle représente aussi le risque. Elle est tout le temps sur le fil du rasoir et joue un jeu dangereux. Elle veut pourtant être des deux côtés de la ligne. Elle veut le beurre et l’argent du beurre car elle veut retrouver la communauté noire tout en conservant ses privilèges de « light skin ».
Claire veut retourner à quelque chose, mais quoi ? Qu’est-ce que l’identité raciale, puisque cette question est cruciale à l’époque ? La réponse n’est jamais donnée, mais diffuse à travers différentes situations.
Ce roman nous pose la question morale de la trahison. Faut-il trahir sa communauté ou se trahir soi-même au détriment de la communauté?
Irene, à travers ses choix de vie, n’est-elle pas dans le compromis, dans son milieu bourgeois d’Harlem qui reproduit les codes de la bourgeoisie blanche? Elle se tient à l’intérieur des limites qu’elle s’est fixée par sécurité, mais que représente au juste cette loyauté? Est-elle véritablement heureuse et libre?
CONCLUSION:
En ces temps de ségrégation, l’engagement est une nécessité pour lutter contre l’oppression. La lutte pour les droits civiques est un véritable engagement politique.
Les années 1920 et 1930 voient l’émergence du premier mouvement « d’émancipation spirituelle » des Afro-Américains. Quête d’affirmation, refus de soumission à la suprématie blanche et importante revendication de progrès social : la Renaissance de Harlem suggère un important renouvellement de l’identité noire.
Au centre des préoccupations des auteur.e.s figure évidemment le rapport des Noir.e.s à la société états-unienne. Qu’est-ce que la race? Qu’est-ce qu’être Noir.e dans une société raciste? Comment parvenir à l’égalité raciale? Mais aussi et surtout : Comment valoriser l’héritage culturel des Afro-Américains, comment faire émerger une identité culturelle noire?
En paraissant blanche et libre, Claire exige d’Irene qu’elle pose un regard sur sa propre identité. Elle dévoile une marque d’infériorité qu’Irene voudrait sans doute taire. Au fond, dit Claire, « l’héritage racial, même dissimulé derrière une peau pâle et d’importants moyens financiers, constitue une tare, une souffrance. »
On assiste, dans « PASSING », à la représentation d’une colère sourde, dissimulée derrière un univers faste et riche que peu d’auteurs noir.e.s, avant Nella Larsen, avaient mis en scène.
Cette bourgeoisie émergente, malgré les moyens dont elle dispose, ne peut se soustraire au racisme. « Papa, pourquoi seul.e.s les Noir.es. se font lyncher? » demande Ted, le fils d’Irene. Malgré les belles robes, les jolis tissus, le confort matériel et la classe sociale, l’oppression raciale est toujours bien présente : c’est Claire, précisément, qui permet de l’exposer au grand jour. Et c’est bien connu : « La classe n’efface pas la race! ».
Être une Femme Noire pose problème : Que l’on fasse semblant d’accepter sa négritude ou que l’on joue vainement à être une Femme Blanche, on demeure l’objet d’une haine historique. Et on est, même si on tente de le cacher, en colère.
Dans un roman où prédominent « l’ambiguïté du signe, la multiplicité du sens et la polysémie de l’interprétation », la colère et la violence sont à leur tour porteuses d’une dualité et émergent de manière oblique : Si elles ne sont pas bonnes à dire, elles envahissent le texte de Nella Larsen avec une force peu commune.
À la manière des races qui s’entrechoquent et s’entrecroisent, elles constituent un passage, une frontière, elles suggèrent une hybridité métaphorique entre deux mondes qu’on croyait jusque-là irréconciliables. C’est toute cette subtilité que l’on retrouve dans le titre original du livre et qui se perd dans la traduction française et imparfaite de « Clair-Obscur ».
Ce roman est passionnant par son style et sa finesse. Il pose des problèmes et les met en situation d’une manière très subtile en moins de deux cent pages. « PASSING » est un classique de la littérature américaine qu’il faut absolument connaître. Je vous invite à visionner cette petite vidéo sur ce roman fabuleux qui illustre à la perfection l’ambiguïté de la race.
« Clair-Obscur » (PASSING) de Nella LARSEN, Préface : Laure Murat – Traduction (Anglais) : Guillaume Villeneuve
Littérature étrangère (n° 10770) – Paru le 11/06/2014
Très belle critique qui a réussi à me faire voyager dans le temps me plonger dans une atmosphère tout en faisant le lien avec des problématiques contemporaines, il n’y a plus qu’à acheter le roman pour continuer cette exploration. Merci bcp pour ce partage
Je t’en prie ma chère Ginette!
Merci pour ton retour. J’espère que ce roman te plaira…
A très bientôt.
Thank you!!1
You’re Welcome 😉